Cet interview précède le webinar du 09 Juillet 2020, dans lequel Xavier Pavie échangera avec les Responsables des mouvements Hack The Crisis France, Tech For Good France et G.A.C. Group autour de l’innovation ouverte, durable et responsable.
Xavier PAVIE est philosophe, Professeur à l’ESSEC Business School, Directeur académique du programme Grande Ecole à Singapour et du centre iMagination. Docteur en philosophie, HDR, il est chercheur associé à l’Institut de Recherches Philosophiques à l’Université Paris Nanterre, auteur de nombreux ouvrages axés sur l’innovation responsable. Enfin, il a aussi à son actif, une dizaine d’années en entreprise dans des fonctions liées à l’innovation.
Son parcours est une combinaison entre le monde du management et celui de la philosophie. Il porte donc un regard aiguisé sur ces deux mondes et se pose la question de savoir si leur réconciliation est possible (notamment dans son avant dernier livre qui a reçu le prix du meilleur livre de management en 2019).
Il a notamment été en charge de définir l’innovation responsable avec l’appui d’un réseau d’universités internationales au sein d’un projet soutenu par la Commission Européenne.
Dernier ouvrage paru: Philosophie critique de l’innovation et de l’innovateur (ISTE 2020)
Quels sont ou ont été les excès de l’innovation ?
Tout d’abord il faut avoir à l’esprit que trop souvent, nous ne savons pas vraiment de quoi nous parlons quand nous parlons d’innovation. Nous ne devons pas définir l’innovation en fonction de ce que nous pensons, mais en fonction de ce qu’elle est ou de ce qu’elle n’est pas : concrètement !
Des 1911, avec Schumpeter, l’innovation se positionne comme étant le moteur du capitalisme et elle est définie comme l’exploitation industrielle d’inventions, une dissémination avec un résultat économique qui va permettre de développer une rentabilité. Cette façon de penser n’a jamais vraiment été remise en cause depuis ! Nous n’avons jamais cessé d’innover que de cette façon-là.
Tout est innovation. Nous sommes entourés d’innovations.
Finalement, il n’y a pas d’autre choix depuis Schumpeter : pour développer une entreprise, il faut innover selon les 4 catégories : produit, process, organisation et commercialisation. Ensuite, le choix d’innovation : incrémentale, disruptive ou paradigmatique. C’est ce qui donne ensuite les 12 axes de l’innovation sur lesquels nos entreprises se basent.
Pendant plus de 100 ans, nous n’avons cessé d’optimiser les processus d’innovation avec cette même finalité pour faire en sorte de développer le plus rapidement et le plus souvent possible des innovations les plus rentables.
Aujourd’hui, nous avons tous et toujours la même façon de penser l’innovation.
Le problème, c’est que depuis les 30 dernières années nous savons qu’à chaque fois que nous innovons nous pouvons nuire à la planète, à l’humain ou encore nuire au système politique qui est ici la vie de la cité : pourtant, ce sont bien là les 3 axes majeurs des crises que nous rencontrons actuellement…
Nous ne pensons pas l’innovation de façon à répondre à ces enjeux, au contraire, nous continuons de les alimenter : les smartphones que nous utilisons tous et dont nous voulons le dernier modèle par exemple sont composés de matériaux extrêmement polluants et souvent extraits dans des zones de conflits armés ; le transhumanisme questionne notre devenir humain ou encore les caméras qui enregistrent les moindres faits et gestes des citoyens en Chine par exemple questionnent sur nos futurs libertés…
Qu’est-ce que la phénoménologie de Husserl, et son « retour aux choses mêmes » ?
Mes travaux ont toujours cherché à améliorer l’innovation en vue du bien commun, tout en améliorant les performances des organisations, même si cela peut sembler paradoxal !Pour cela, j’ai eu différentes approches : d’abord comment intégrer la responsabilité dans les processus d’innovation, puis comment une innovation peut être « care », c’est à dire bienveillante. Plus récemment, je me suis attelé à l’innovateur lui-même en me basant sur mes travaux en philosophie autour des exercices spirituels : comment peut-on essayer d’aider les innovateurs à se départir des « passions » pour lesquelles personne n’est vraiment capable de se maîtriser (l’argent, la gloire, le pouvoir…) et au contraire, qui maintiennent un certain leitmotiv au cours d’une vie professionnelle notamment.
A noter que dans mon dernier livre j’ai aussi cherché à ce que pourrait être le développement d’une innovation non-standard, c’est-à-dire une innovation qui n’appelle pas simplement le profit, mais qui appelle autre chose autour du bien commun.
La phénoménologie de Husserl peut être résumée à travers la célèbre phrase du philosophe : « le retour aux choses mêmes », c’est à dire chercher à regarder les choses en tant que tel, dans leur essence et non avec nos réflexes habituels de manager par exemple. Pour se faire nous avons besoin de faire varier les différents points de vue, ne pas uniquement partir du notre et donc intégrer celui du consommateur, des politiques, de l’ensemble des parties prenantes. L’objectif n’est pas comme d’habitude de dire « je vais améliorer mes innovations » (type Design Thinking, Business Model Canvas), mais de savoir si l’innovation que nous allons mettre sur le marché à a du sens pour nous.
La notion que pose Husserl est qu’il nous faut suspendre un peu notre jugement et regarder les choses selon différents angles…C’est ce que je propose avec l’innovation : proposer une innovation qui ne cherche pas (seulement) un profit, mais qui cherche (aussi) un bien commun.
Les innovateurs sont donc depuis un certain nombre d’années, écrasées par la volonté unique de générer du profit, de la rentabilité, sans finalement regarder quelles sont les conséquences que cela peut avoir.
Nous avons donc été brillants pendant toutes ces années à améliorer les processus d’innovation, il est désormais venu le temps de se remettre en cause sur les conséquences de nos innovations… Pourtant, malgré tout le progrès que nous vivons, et même notre volonté, nous n’avons toujours pas vraiment d’outils ou de méthodes pour remettre en cause cette façon de produire l’innovation.
Quel regard porter sur la façon dont l’innovation se fait en Europe et en Asie ?
La façon avec laquelle nous innovons dans les deux régions est assez similaire dans les process, mais très différentes dans les actions. L’Asie a à historiquement compris beaucoup plus rapidement qu’il fallait gagner en indépendance vis-à-vis des Etats Unis, d’où un investissement très fort en R&D. En Europe, nous avons adopté les innovations venant des Etats-Unis.
Lorsque l’on regarde Whatsapp, Facebook ou Google etc…Nous donnons l’ensemble de nos données privées à des sociétés américaines : c’est une totale perte d’indépendance assumée. C’est pareil avec l’innovation : l’Asie l’utilise pour être indépendant grâce à la science (notamment les biotechnologies et l’intelligence artificielle) et ensuite, basculer dans un business, comme aux Etats Unis finalement…
En France, pour caricaturer : nous avons trop tendance à avoir en gros, d’un côté, des entités publiques de recherches, particulièrement brillantes comme le CNRS et le CEA par exemple et des organisations privées de l’autre. Alors qu’en Asie ou aux Etats Unis, c’est l’inverse : un mix permanent entre recherche et business. Les professeurs d’innovation en France ne lancent pas spécialement leurs entreprises, alors que c’est commun aux Etats Unis ou en Asie.
Comment va-t-on devoir repenser l’innovation post crise du Coronavirus (TechforGood, Innovation sociétale…) ?
Je pense que la crise actuelle est un reflet d’une innovation d’organisation excessive. Nous nous apercevons avec la situation actuelle que les entreprises ont cherché dans leurs organisations à sous-traiter de manière considérable la production, la logistique, depuis les années 80. Avec cette crise, nous nous apercevons que cela est un gros problème en termes d’innovation d’organisation et de processus. Ce qu’il faut changer c’est la manière dont nous faisons les choses.
Il ne s’agit pas d’essayer de remettre de l’ordre, il s’agit de comprendre pourquoi nous avons autant externaliser nos productions, et globalement pour pouvoir créer plus de profit à court terme avec un coût de main d’œuvre plus faible, sans se soucier de scenarios possibles comme celui que nous vivons actuellement, de notre indépendance et de notre responsabilité face à l’innovation pour le bien commun. J’ose donc espérer que la situation actuelle remette en cause les choses, même si je n’en suis pas convaincu, car il va y avoir finalement des comptes économiques à rendre aux investisseurs et donc les process établis risquent finalement de repartir de plus belle…
Enfin, le client final ne sait pas toujours ce qu’il se passe. Par exemple, le grand public en France vient d’apprendre que plus de 90 % des médicaments que nous consommons en Europe sont produits en Chine. La responsabilité se pose donc aussi en ces termes : quelle indépendance et quels échanges mondiaux voulons-nous avec ses avantages et ses inconvénients ? Cependant cela reste l’innovateur qui a les cartes en main et la possibilité de changer vraiment les choses car lui seul possède la connaissance des modalités mises en œuvre.
Quelles sont les typologies de philosophies qui devraient être prises en compte pour innover durablement ?
Ce que j’essaie de faire, c’est de proposer des solutions pour changer la façon dont nous innovons : l’innovation responsable qui respecte et qui rend compte de ce que nous faisons et intègre la responsabilité dans les process, l’innovation non-standard, qui ne cherche pas le profit sans raison mais aussi le bien commun et l’innovation « phénoménologique » qui veille à accroitre les angles de vue.
Mais à nouveau, les soubassements de ces enjeux sont les exercices spirituels tels que la capacité de l’individu en l’occurrence l’innovateur à se remettre en question, sur la maîtrise de ses passions, des raisons qui nous poussent à faire ce que nous faisons et pourquoi nous souhaitons réaliser à tout prix du profit avec nos innovations en dépit du bien commun et de l’avenir de l’humanité… Tant que nous ne maîtrisons pas cela, nous n’y arriverons pas.
Il y a donc finalement un point fondamental qui est : comment former les futurs innovateurs ? Comment faire en sorte que la façon dont nous formons ces individus intègre les différentes composantes ci-dessus mentionnées ?