– Pour une interprétation constructive de l’article 1416 du CGI… –
Ce mercredi 18 décembre 2024, les 9e et 10e chambres réunies du Conseil d’Etat ont examiné en séance publique le pourvoi formé par la société SVS La Martiniquaise contre l’arrêt n°21PA01288 rendu par la Cour administrative d’appel de Paris le 13 juillet 2022. Le choix de cette formation élargie de neuf magistrats est le signe que les questions posées par cette affaire sont sérieuses et qu’elles vont donner lieu à une décision dont l’importance jurisprudentielle sera très certainement signalée.
Dans son pourvoi, la société SVS La Martiniquaise soutenait en substance que la Cour administrative d’appel de Paris avait commis une erreur de droit en jugeant que, si la réclamation préalable qu’elle avait présentée le 27 juillet 2012 avait été formée dans les délais en tant qu’elle portait sur une cotisation supplémentaire de taxe foncière sur les propriétés bâties mise en recouvrement en 2011, cette réclamation était en revanche tardive en tant qu’elle tendait à la remise en cause de l’imposition primitive mise en recouvrement en 2010.
Compte rendu d’audience
Lors de l’examen de l’affaire par le Conseil d’Etat le 18 décembre 2024, la rapporteure publique a tout d’abord rappelé que le délai général de réclamation ouvert au contribuable par le a de l’article R.* 196-2 du Livre des procédures fiscales (LPF) expire, s’agissant des impôts directs locaux, le 31 décembre de l’année suivant celle de la mise en recouvrement du rôle. Elle a ainsi noté que la cotisation primitive de taxe foncière sur les propriété bâties assignée à la société SVS La Martiniquaise au titre de l’année 2010 ayant été mises en recouvrement au cours de l’année 2010, le délai de réclamation de droit commun expirait donc le 31 décembre 2011.
Ensuite, elle a relevé que le délai spécial de réclamation prévu par l’article R.* 196-3 du LPF permet au contribuable, conformément à la jurisprudence du Conseil d’Etat, de contester l’imposition supplémentaire correspondant à la rectification dont il a fait l’objet, ainsi que l’imposition primitive à laquelle il avait été assujetti au titre de la même année d’imposition et, s’agissant de l’imposition locale, de la même commune.
Elle a ensuite relevé que la Cour administrative d’appel de Paris en a écarté l’application en vertu de la jurisprudence Société Batipro du 21 janvier 2016 (n° 385 395) selon laquelle la procédure de réparation des omissions ou insuffisances d’imposition relatives à la taxe foncière sur les propriétés bâties, issue de l’application combinée des dispositions des articles L. 175 du LPF et 1508 du Code général des impôts (CGI), ne peut pas être regardée comme une procédure de reprise ou de rectification au sens de l’article R.* 196-3 du LPF ouvrant droit au délai spécial de réclamation prévu par cet article.
Elle a rappelé que l’article L. 175 du LPF confère à l’Administration la faculté de réparer à tout moment, sans que puisse lui être opposé le délai de prescription de droit commun prévu par l’article L. 173 du même Livre, les omissions et les insuffisances qui résultent de certains manquements déclaratifs du contribuable et relevé qu’il n’y a pas, dans cette hypothèse, d’ouverture d’un nouveau délai de reprise en faveur de l’Administration qui justifierait que le contribuable bénéficie à son tour d’un nouveau délai de réclamation.
Elle a également relevé que le manquement déclaratif pouvant être corrigé à toute époque, l’Administration n’a point besoin d’interrompre la prescription et que, symétriquement, les droits du contribuable sont préservés puisqu’il a la possibilité de contester la cotisation dans le délai de droit commun de l’article R.* 196-2 du LPF.
La rapporteure publique a ensuite constaté qu’en l’espèce, l’Administration, qui s’était bornée à rectifier la valeur locative des immobilisations entrant dans l’assiette de la taxe foncière sur les propriétés bâties au regard des montants inscrits dans la comptabilité de la société, n’avait pas fait usage de la procédure prévue par l’article L. 175 du LPF, mais du droit de reprise qu’elle peut exercer dans le délai de droit commun prévu par l’article L. 173 du même Livre et qui donne lieu à l’émission d’un rôle supplémentaire.
La rapporteure publique a ainsi relevé que la solution retenue par l’arrêt attaqué reposait sur une prémisse erronée, ce qu’avait par ailleurs admis le Ministre dans ses écritures.
La rapporteure publique a alors indiqué que le Ministre conteste en défense la réouverture du délai en se fondant sur une lecture combinée des dispositions de l’article L. 173 du LPF avec celles de l’article 1416 du CGI, le premier fixant la limite du droit de reprise de l’Administration à la fin de l’année suivant celle au titre de laquelle l’imposition est due, et le second prévoyant que « les contribuables omis ou insuffisamment imposés au rôle primitif sont inscrits dans un rôle supplémentaire qui peut être mis en recouvrement au plus tard le 31 décembre de l’année suivant celle de l’imposition ».
Elle a estimé qu’à l’instar du Ministre, cette combinaison originale ne saurait rester sans incidence sur la mise en œuvre du délai spécial de réclamation. Elle a, en effet, rappelé que ce délai avait été conçu comme un droit de rétorsion du contribuable destiné à replacer celui-ci sur un pied d’égalité avec l’Administration en cas d’usage de son droit de reprise, alors que le délai ouvert à l’Administration pour exercer ses droits demeure plus long que le délai général de réclamation ouvert au contribuable.
Elle a ensuite considéré que ces dispositions doivent se lire avec celles de l’article L. 189 du LPF qui énumère les actes interruptifs de prescription, notamment la proposition de rectification, lesquels ouvrent en principe à l’Administration un nouveau délai, égal au délai de reprise initial. Il s’agit alors de faire bénéficier au contribuable d’un délai spécial de réclamation d’une durée équivalente.
La rapporteure publique a alors rappelé les termes de la décision SA Marin du 13 octobre 2000 (n° 189 505), selon laquelle une notification informant le contribuable de l’intention de l’Administration de l’assujettir à un supplément de taxe ouvre au contribuable la faculté de réclamer contre la cotisation primitive jusqu’au terme du nouveau délai de reprise ouvert à l’Administration. Et, pour faire courir ce nouveau délai symétrique en faveur de l’Administration comme du contribuable, il faut que cette notification soit suffisamment motivée afin d’être regardée comme un acte interruptif de prescription (à défaut, le contribuable n’est autorisé à réclamer que dans le délai de reprise initialement ouvert à l’Administration par l’article L. 174 du LPF).
Elle a ajouté qu’afin de permettre au contribuable de présenter ses observations, l’envoi d’une lettre de cette nature s’impose désormais lorsque, comme en matière de taxe professionnelle, l’imposition est assise sur la base d’éléments qui doivent être déclarés par le redevable.
Elle a, cependant, noté que cette formalité ne s’impose pas toujours en matière de taxes foncières, le Conseil d’Etat l’exigeant uniquement lorsque l’Administration se fonde sur la méconnaissance d’une obligation déclarative, ce qui devrait, selon elle, coïncider avec le champ d’application de la procédure du rôle particulier prévue par les articles L. 175 du LPF et 1508 du CGI.
Elle a ainsi précisé que cette formalité ne s’impose donc normalement pas lorsque l’Administration use de son droit général de reprise prévu à l’article L. 173 du LPF.
La rapporteure publique a en outre relevé qu’en l’espèce, l’Administration s’est bien astreinte à un tel envoi. Elle a toutefois estimé que, contrairement au raisonnement retenu dans l’arrêt précité SA Marin, cet envoi n’avait pas d’incidence sur le cours de la prescription en matière de taxe foncière, non parce que l’article L. 189 du LPF serait par principe inapplicable, mais parce que l’article 1416 du CGI fait en pratique échec à l’interruption de la prescription dans cette hypothèse en imposant à l’Administration d’établir le rôle supplémentaire au plus tard au 31 décembre suivant l’année d’imposition, soit la même date que celle dont l’Administration dispose ab initio pour exercer son droit de reprise en vertu de l’article L. 173 du LPF. Et, dans la mesure où le délai spécial de réclamation est égal à celui fixé à l’Administration pour établir l’impôt, il expire donc à cette même date.
Si la rapporteure publique a admis que le résultat pouvait paraître surprenant en privant de tout effet utile l’article R.* 196-3 du LPF en matière de taxes foncières et de taxe d’habitation, elle a précisé que celui-ci ne peut jamais jouer pour prolonger le délai de droit commun de l’article R.* 196-2 du LPF qui expire le 31 décembre de l’année suivant celle de la mise en recouvrement du rôle.
Elle a précisé qu’il s’agit, selon elle, de la conséquence logique du principe de symétrie des droits de l’Administration et du contribuable qui découle de l’article R.* 196-3 du LPF dès lors que, puisque l’Administration n’a pas la possibilité de prolonger par la notification d’un acte interruptif de prescription le délai de répétition qui lui est ouvert ab initio par l’article L. 173 du LPF au-delà de la date butoir fixée par l’article 1416 du CGI, il n’est alors pas justifié d’ouvrir au contribuable un droit de rétorsion pour réclamer contre la cotisation primitive.
Elle a ajouté que lorsqu’elle met en œuvre la procédure de reprise prévue par l’article L. 173 du LPF, faute de remettre en cause les éléments déclarés par le contribuable, l’Administration n’est pas tenue d’adresser au contribuable une lettre d’information avant de mettre en recouvrement l’imposition.
Elle a également estimé que la date butoir prévue par l’article 1416 du CGI en matière de taxes foncières et de taxe d’habitation est cohérente avec l’idée que les collectivités territoriales doivent être en mesure de connaître au plus tôt le montant des ressources à leur disposition, cette explication valant également pour l’application du délai spécial de réclamation.
La rapporteure publique a donc finalement a proposé à la formation de jugement d’écarter le moyen d’erreur de droit soulevé par la société SVS La Martiniquaise, en redressant toutefois la motivation de l’arrêt.
Critique de la solution proposée
Les conclusions soutenues devant le Conseil d’Etat suscitent a minima deux séries de critiques que nous présentons brièvement ci-après.
- D’une part, la rapporteure publique, dans son développement, n’examine à aucun moment l’idée centrale du pourvoi de la société SVS La Martiniquaise, tenant à ce que, dans l’hypothèse dans laquelle l’Administration fiscale, à la suite d’une vérification de comptabilité, répare non seulement, sur le fondement des dispositions combinées des articles L. 175 du LPF et 1508 du CGI, des omissions ou des insuffisances d’évaluation résultant du défaut ou de l’inexactitude des déclarations des propriétés bâties prévues à l’article 1406 du CGI, mais également des omissions ou des insuffisances d’évaluation résultant de changements de caractéristiques physiques qui ne relèvent pas des obligations déclaratives de l’article 1406 précité, elle met en œuvre une « procédure de reprise ou de rectification » au sens de l’article L. 173 du LPF, et qu’il en résulte que le délai dans lequel le contribuable peut présenter une réclamation est le délai spécial prévu par l’article R.* 196-3 du LPF, qui dispose que « Dans le cas où un contribuable fait l’objet d’une procédure de reprise ou de rectification de la part de l’administration des impôts, il dispose d’un délai égal à celui de l’administration pour présenter ses propres réclamations».
Or, au cas particulier, l’Administration fiscale avait informé la société SVS La Martiniquaise, par lettre prise sur le modèle 751 en date du 30 juin 2011, qu’elle émettrait au titre de l’année 2010 un rôle supplémentaire de taxe foncière sur les propriétés bâties pour un montant en base de 42 200 euros et en cotisation de 13 872 euros. Par ce courrier, l’Administration entendait réparer non seulement des omissions ou des insuffisances d’évaluation résultant du défaut ou de l’inexactitude des déclarations des propriétés bâties prévues à l’article 1406 du CGI, mais elle entendait également (et principalement) mettre à la charge de la société une imposition supplémentaire en raison de changements des caractéristiques physiques. Pour ces travaux au moins, qui ne relevaient pas des obligations déclaratives de l’article 1406 du CGI, l’Administration a ainsi mis en œuvre une « procédure de reprise ou de rectification » au sens de l’article L. 173 du LPF, justifiant l’application du délai spécial de réclamation prévu par l’article R.* 196-3 du LPF. En refusant néanmoins d’appliquer ce délai spécial sous prétexte que l’Administration avait aussi, par le même courrier, mis à la charge du contribuable un supplément d’imposition relevant des articles L. 175 du LPF et 1508 du CGI, la Cour administrative d’appel de Paris a donc bien commis une erreur de droit justifiant non pas la rectification des motifs de l’arrêt, mais son annulation.
- D’autre part, et surtout, la rapporteure publique ne raisonne qu’en se posant la question de la date à laquelle la prescription est acquise (prise en compte du point d’arrivée), et omet la question relative à la date à partir de laquelle court le délai spécial de réclamation prévu par l’article R.* 196-3 du LPF (question du point de départ). Ce faisant, elle méconnaît le principe selon lequel l’envoi d’une notification informant le contribuable de l’intention de l’Administration de l’assujettir à un supplément de taxe constitue le point de départ du délai spécial.
Or, il est constant que le point de départ du délai spécial de réclamation est, en cas de reprise, la date de réception de la proposition de rectification (V. par exemple, CE, 5 octobre 1973, n° 83 169, sieur X… ; CE, 28 novembre 1986, n° 47 147, M. X… ; V. également le Bulletin Officiel des Finances Publiques-Impôts publié sous l’identifiant juridique BOI-CTX-PREA-10-40, n° 20).
Par un arrêt n° 206 319 rendu le 4 juillet 2001 (Société civile Uracoop), le Conseil d’Etat a raisonné de la même façon dans le cas particulier des impôts locaux, complétant ainsi l’assimilation procédurale avec les impôts relevant de la procédure contradictoire. Il en résulte qu’une proposition de rectification – même facultative – par laquelle l’Administration informe un redevable de son intention de mettre à sa charge une cotisation de taxe professionnelle constitue un acte interruptif de prescription, à condition de mentionner l’imposition concernée, les années d’imposition ainsi que les bases d’imposition (ce n’est qu’en l’absence de document comportant les mentions de nature à lui donner un tel effet interruptif de prescription que le point de départ et la durée du délai spécial de réclamation sont identiques à ceux du délai de reprise de l’Administration : V. CE, 8 avril 1998, n° 179 605, min. c/ Mme G… ; CAA de Nantes, 18 juin 2004, n° 02NT01116, SARL Delajartre Voyages). Raisonner autrement aboutit d’ailleurs, comme la rapporteure publique l’a indiqué, à priver de tout effet utile l’article R.* 196-3 du LPF en matière de taxes foncières et de taxe d’habitation.
Pour conclure
S’il fallait faire exception à l’application de la jurisprudence SA Marin, comme l’a suggéré la rapporteure publique dans ses conclusions, il conviendrait, en contrepartie de la perte d’un droit accordé au contribuable, d’interpréter l’article 1416 du CGI de manière constructive et, comme l’a proposé Monsieur Jean Maïa dans la chronique consacrée à cette décision (RJF 1/2001, n° 91, chron. J. Maïa, p. 2), « admettre que toute notification adressée par l’Administration au contribuable, quand bien même elle aurait seulement pour objet de l’informer de la mise en œuvre du droit de reprise visé à l’article L. 173 du LPF, ferait courir au profit de l’Administration un nouveau délai de reprise d’un an, d’une part, et ouvrirait au contribuable un délai de réclamation équivalent, d’autre part ».
La décision du Conseil d’Etat devrait être rendue d’ici trois semaines environ. Nos lecteurs en seront évidemment les premiers avertis.
Article rédigé par :
Aymeric GIVORD – Expert en fiscalité locale
Consultant depuis 2002, Aymeric a collaboré avec des experts renommés pour faire évoluer la jurisprudence en faveur des contribuables. Avec ses équipes, il est notamment à l’origine de l’arrêt de Plénière fiscale « SA GKN Driveline » (CE, 11 décembre 2020, n°422 418). Il analyse la fiscalité des établissements industriels, des locaux professionnels et certains locaux d’habitation pour proposer des optimisations et accompagner ses clients dans les démarches, y compris en contentieux.
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